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Marco





Le type a vraiment une sale gueule. Il a les yeux révulsés, la tête renversée en arrière, la bouche ouverte comme s’il criait. Ça peut se comprendre, il est en train de mourir. La femme est pas mal non plus, les cheveux en bataille et l’œil fou. Ils ont bien réussi l’œil fou. Elle est en train de le planter dans sa baignoire, avec un grand couteau sanguinolent. C’est vachement bien fait. Et surtout pas de problème de ressemblance. Ils n’ont jamais eu leurs photos pleine page dans les journaux de l’époque. Alors forcément t’y crois un peu.

Les gens passent, s’arrêtent un instant, mais c’est pas ce qui les intéresse le plus. Ils sont venus voir les vedettes, réunies en groupes, Kennedy avec Gorbatchev, Michael Jackson, Coluche et Marilyn Monroe, et quelques stars du foot. Il y a des réussites et des ratages graves. Où t’es obligé de lire la pancarte pour savoir de qui il s’agit.

Judith et moi, on est peinards, entre la mort de Marat et l’assassinat d’Henri IV. C’est comme moi au Palais de la Découverte, elle n’y était pas revenue depuis qu’elle était gamine. Ça lui fait le même effet. Les endroits que tu retrouves pratiquement comme tu les as laissés, si longtemps après, y en a pas tant que ça.

Ça a commencé dans le Cabinet des Mirages. Voyage à l’ancienne assuré. Tu te retrouves dans le noir, et puis le mécanisme se met en marche et te voilà dans la jungle, mais pas n’importe laquelle, une jungle qui n’existe qu’à cet endroit, t’as le chant des oiseaux et le cri des singes, le feuillage en trompe-l’œil multiplié par des miroirs, et puis de nouveau le noir et ça se rallume sur un temple indien… Enfin bref, tu es là, serré par la foule qui fait des « ho » et des « ha », et tu sens une main qui glisse sur toi, c’est pas un pickpocket, parce qu’un pickpocket n’a rien à trouver dans la braguette d’un jeans.

On a commencé à s’embrasser dans le noir, en se pelotant comme à quinze ans, et ça a continué dans la galerie des grands moments de l’Histoire. Judith s’est décollée de moi pour reprendre son souffle. Elle m’a demandé :

— Qu’est-ce qu’on fait ? On en reste là ou on se fait arrêter pour outrage à la pudeur ?

Je vais rarement chez les clientes. Ça m’est arrivé une fois, et encore, c’était pas vraiment chez elle, c’était dans le bureau de son mari, un week-end. Durant lequel il était parti bosser. Il était architecte et se déplaçait tout le temps. Elle avait voulu qu’on fasse ça sur le tapis, sous le bureau. Elle y tenait. Elle était plutôt gentille, je vois pas pourquoi je lui aurais refusé. Après elle m’a dit que c’était l’endroit où le mari se tapait sa secrétaire. Je lui ai demandé comment elle le savait. Elle m’a répondu qu’avant, elle aussi avait été sa secrétaire.

Bel appart’. Clair. Décoré sobre. À vue de nez deux cents mètres carrés. Avec la hauteur de plafond qui change tout. Elle vit seule là-dedans. Et les peintures. Du travail de super pro. Que des plans en or, comme dirait Toutoune.

Je l’ai suivie dans la chambre. La moitié de chez Maggy tiendrait dans la chambre. Un lit king size entouré de bouquins, un appareil de gym mi-rameur mi-vélo. Elle suit mon regard.

— Ça, ça a très bien marché. C’est parti comme des petits pains.

— Vous en faites ?

— Les quinze premiers jours que je l’ai eu, à fond.

Je rigole. Il y a un grand bureau près d’une fenêtre, équipé d’un ordinateur, et surchargé de dossiers. Je me mets au centre de la pièce et je regarde le plafond.

— Vous cherchez quelque chose ?

— Oui, l’écho.

Là, c’est elle qui se marre. Ça sert à ça, le pognon. L’espace. Être seul avec de l’espace autour. Beaucoup plus que tu en as besoin. Les vacances quand les autres bossent. Les plages désertes sous les tropiques. Les remontées de ski sans les files d’attente. Sinon, t’as droit aux congés payés sur la Côte, n’importe laquelle, avec ton voisin à un mètre cinquante quand tu as du pot. Et tu finis par aimer ça. Parce que finalement, même en pleine saison, tu en trouves, des endroits déserts ou presque, et une fois que tu y es, tu te sens comme un con. Tout seul comme un con. Il te manque le marchand de glaces et le vendeur de merguez. Mais le plus souvent t’as droit à rien, sinon rêver que tu es sur la photo dans les dépliants d’agences de voyages.

Judith est dans la salle de bains, en train de se brosser les cheveux. La salle de bains aussi c’est top déco. Bain à remous, grande cabine de douche. Très grande cabine de douche. J’ouvre la porte. On peut y tenir à quatre. Carreaux marocains sur les parois.

— Ça fait aussi hammam.

— C’est génial. Vous vous en servez souvent ? Elle répond que non, pas vraiment, elle n’a pas le temps. Ça sert aussi à ça, le pognon. Se payer des trucs qu’on n’utilisera pas. Mais on sait jamais, une envie.

— On s’en fait un ?

— Un quoi ?

— Un hammam. Je l’ai jamais fait.

Elle me regarde, hésitante, vérifie l’heure à sa montre…

— Pourquoi pas ?

— Le problème, c’est que vous ne pouvez pas faire ça tout habillée.

— Ah bon ?

Elle se met à rire, m’attire contre elle et m’embrasse.